PROMÉTHÉE était l’un des Titans de la génération des dieux avant l’Olympien Zeus. Selon le poète grec Hésiode du VIIIe siècle avant notre ère, il est devenu le principal bienfaiteur de la race humaine en les initiant à l’artisanat, au feu et au sacrifice. La position ambiguë qu’il occupait sous le règne des Olympiens autour de Zeus est évoquée dans son nom de « penseur » et la présence d’un frère jumeau, Épiméthée, « celui qui pense trop tard ». » Ensemble, ils semblent former une seule personnalité, comme l’a souligné Károly Kerényi (1956).
Origines du mythe
Prométhée est le médiateur majeur entre le monde des dieux et celui de l’humanité. Si l’on prend Hésiode comme point de départ, sa rencontre originale avec Zeus Olympien montre son ambivalence en tant que bienfaiteur et porteur du mal pour la race humaine, des maux sous forme de limites à l’existence humaine par rapport aux vies éternelles des dieux. Il défie Zeus dans un duel d’esprits, comme Zeus avait également défié Kronos, son père, et Kronos encore plus tôt avait défié son propre père, Ouranos, pour la souveraineté. Comme le montre Jean-Pierre Vernant (1980) dans une analyse structurelle méticuleuse des textes mythiques existants d’Hésiode, le concours avec Zeus contient également le prototype mythique paradigmatique des rites sacrificiels pour les cités-États grecques. Prométhée divise un bœuf en deux parties, dont l’une est à choisir par Zeus; une partie cache les os sous une couche de graisse appétissante, tandis que l’autre partie cache la viande sous la couche peu appétissante de l’estomac de l’animal. Zeus, malgré sa prescience globale (obtenue en avalant la déesse Métisse, ou Sagesse), répond aux attentes de Prométhée en choisissant pour lui-même le tas d’os, ce qui implique que l’humanité doit vivre de viande à partir de ce moment-là (ayant déjà participé au nectar divin ou « ambroisie », c’est-à-dire ce qui appartient aux « immortels », ambrotoi).
Le résultat du concours établit ainsi de manière paradigmatique la division entre divinité et humanité tout en laissant un canal rituel de communication ouvert par les sacrifices. Ici, les ambiguïtés de la structure mythique sont les plus prononcées. Prométhée et Zeus jouent tous deux un jeu de duplicité, car Zeus prétend dans son choix qu’il ne voit pas à travers la folie de Prométhée. Comme il possède une prévoyance ultime, cependant, sa prétention d’être en colère contre la tromperie par Prométhée devient une légitimation arbitraire pour punir l’humanité par le retrait du feu, renvoyant l’humanité au stade de l’animalité. Prométhée doit alors voler le feu pour permettre à l’humanité de mener une vie civilisée, pour laquelle la nourriture cuite ainsi que les sacrifices sont des conditions préalables de base. Pour cette deuxième « supercherie » de Prométhée, les Olympiens punissent l’humanité avec le don de la première femme, Pandora, façonnée par Héphaïstos et dotée de désirabilité sexuelle par Aphrodite. Pandora, malgré son allure invitante, apporte à l’humanité une boîte remplie de tous les maux mais contenant aussi de l’espoir. En fin de compte, elle est l’indicateur de l’immortalité perdue de l’humanité dans l’état originel de vivre avec les dieux, bien qu’il s’agisse d’un état sans esprit ni soin, et lié à l’acceptation de l’immortalité biologique par la procréation sexuelle.
L’opposition structurelle entre apparence de surface et véritable signification ou essence, entre le bien caché sous le mal et le mal provenant d’actes bien intentionnés, est schématiquement représentée dans ce mythe de Prométhée qui, comme tous les Titans, semble chevaucher la nature divine et humaine par sa position de médiateur: sa pensée s’appelle ankulomeitas ( » tordu de conseil « , « rusé « ) ; c’est lui qui » se piège dans sa propre ruse » (Kerényi, 1963). Tout en essayant de défier Zeus pour la souveraineté par la partition sacrificielle, il établit l’une des principales caractéristiques de la vie civilisée — à savoir, ces sacrifices qui, tout en ouvrant un canal de communication vers le monde divin, fixent à jamais la séparation des sphères humaine et divine: les humains doivent manger de la viande cuite, tandis que les dieux se nourrissent de simples vapeurs d’os et de graisse brûlés. Alors que Prométhée veut profiter à l’humanité en introduisant le feu, un élément indispensable aux sacrifices et à la civilisation, il provoque également la mortalité de l’humanité, car Pandora est le contre—cadeau empoisonné des dieux aux humains pour un cadeau aux dieux — le sacrifice — qui cachait sa véritable nature — les os – sous un extérieur attrayant. Depuis qu’elle a reçu ce contre-cadeau des dieux, l’humanité a dû travailler dans les champs pour se nourrir, planter des graines dans la terre et chez les femmes, et entretenir le feu pour accomplir des tâches telles que la forge, la poterie, la cuisine et le sacrifice (Detienne et Vernant, 1989, pp. 21–86).
Prométhée comme Filou
En combinant l’analyse philologique de Kerényi, qui souligne la ruse du héros de la culture titanesque, avec la lecture structurelle de Detienne et Vernant — qui s’appuient sur la logique des pratiques sacrificielles vue à travers la combinaison théorique avec la logique des échanges de cadeaux telle que proposée par Marcel Mauss (1872-1950) – Prométhée devient l’archétype du dieu—filou ambivalent et ambigu, qui à travers les thèmes du vol et la tromperie est structurellement équivalente à des figures telles que Loki dans la mythologie germanique. À cet égard, Prométhée s’apparente également à des figures telles qu’Athéna, Hermès et Héphaïstos, divinités de l’artisanat et de l’artisanat. Il sort l’humanité de l’état d’innocence ainsi que de la barbarie (la consommation de viande crue) en introduisant des connaissances et des métiers, mais il apporte aussi de la mortalité.
Si cette lecture structuraliste du mythe suit de près le texte d’Hésiode et semble généralement correspondre aux pratiques sacrificielles des cités-États grecques, elle ne résout pas entièrement tous les problèmes d’interprétation de la logique sacrificielle dans les pratiques rituelles grecques. Une concentration sur Homère au lieu de s’appuyer sur Hésiode amène une conclusion théorique tout à fait différente sur le message de l’histoire, comme le montre Walter Burkert dans son accent sur les aspects qui ont à voir avec l’acte de tuer (1987, p. 3). En outre, la répartition des os et de la viande semble avoir été une pratique rituelle variable dans différentes régions grecques et dépend en outre du but du sacrifice spécifique (Henrichs, 1997, pp. 42-44, sur des pratiques locales spécifiques, et Bremmer, 1997, pp. 29-31, sur la rareté des sources grecques concernant la notion et les pratiques des performances rituelles).
Le Porteur de feu
Dans la perception athénienne au moins, les activités rituelles liées à la figure de Prométhée sont insaisissables et rares. Prométhée semble principalement avoir été honoré comme porteur de feu. Ainsi, une procession ou une course aux flambeaux a eu lieu à une date encore inconnue pendant la soi-disant Prométhie qui partait d’un autel de l’Académie via le Kerameikos vers une destination inconnue. Les fragments littéraires désignent Prométhée dans l’ensemble comme le protecteur de la poterie et de l’artisanat de forge, le rapprochant ainsi d’Héphaïstos et d’Athéna.
Contrairement à la rareté des références aux pratiques rituelles, les allusions allégoriques à Prométhée comme porteur de feu (comme ingrédient important des grands métiers) le relient dans la plupart des sources littéraires, de Platon à Publius Ovidius Naso et Apollodore, à la fabrication des premières figures humaines de la terre et de l’eau. Pourtant, d’Hésiode à Apollodore, l’accent mis sur la création du premier couple montre que les dieux sont rigoureux, retenant la connaissance ou la sagesse (« ruse ») de l’humanité, leur permettant simplement d’exister comme les autres animaux créés. Cette « animalité » pure de la vie laisse l’humanité déficiente, sauf si elle acquiert des connaissances pour développer les métiers qui rendent la vie civilisée possible et pour atteindre la base de celle-ci, la prescience ou les facultés cognitives pour la planification stratégique en premier lieu. C’est ici que le rôle de Prométhée comme porteur de feu devient aussi prononcé que l’analyse structuraliste tente de le montrer. La plupart des sources philosophiques et littéraires les plus anciennes se réfèrent au vol du feu comme étant allégoriquement lié à l’obtention d' »un feu intérieur », soit en tant que faculté cognitive, soit en tant que force induisant la vie (l’âme en tant que force d’animation). À cet égard, la mise en avant de Prométhée comme porteur de compétences civilisationnelles s’accorde bien avec cette position structuraliste généralisée élaborée par Claude Lévi-Strauss dans toutes les grandes publications que les mythes — en particulier les mythes de la création — problématisent partout: l’opposition entre nature et culture, la vie pure et les réalisations civilisationnelles.
Ainsi, les variations de l’histoire telle que racontée par Hésiode semblent toutes pointer dans le sens d’une perception grecque (et plus tard aussi romaine) des ambiguïtés découlant des écarts entre l’animalité de l’humanité et le recours aux moyens pour dépasser ses lacunes. Ces moyens sont l’application astucieuse de la culture comme extensions d’une faculté de l’esprit, liée au feu que Prométhée doit voler aux dieux. Les humains sont alors vus dans la même condition hybride, partageant les traces des deux domaines catégorisants de la réalité et de l’imagination, le divin et le règne animal, tout comme leur bienfaiteur, le héros de la culture titanesque Prométhée n’est ni complètement divin ni complètement humain.
Héritage
Au moins depuis la tragédie d’Eschyle, l’image de la nature rebelle du héros de la culture comme allégorie de l’humanité auto-créée par leur invention de compétences ou d’artisanat civilisationnels a imprégné la conscience littéraire européenne. La figure de Prométhée est punie en étant liée aux montagnes de Kaukasos et tourmentée par un aigle qui mange quotidiennement à son foie, mais il est incapable de mourir — après tout, il est immortel. Son personnage devient un challenger de la domination divine arbitraire et autoritaire ainsi qu’un bienfaiteur médiateur de l’humanité, combiné à l’image d’un héros de la culture qui, même dans la souffrance, ne renonce pas à ses actes, mais se déchaîne contre les dieux régnants et prédit leur disparition. Outre l’utilisation de la différence entre la prévoyance planifiée et l’action irréfléchie comme traits humains (Prométhée contre Épiméthée) qui imprègne les écrits de Platon aux néo-platoniciens comme Marsilio Ficino (1433-1499), les notions de rébellion combinées au pouvoir de l’auto-façonnage (l’image de la poterie de la création de l’humanité à partir de l’argile en passant par Prométhée) font appel en particulier à l’âge des classiques et du romantisme, de Goethe à Hölderlin et Nietzsche.
Les peintures de vases grecs ainsi que les sculptures ne sont pas claires sur la position de la figure Prométhéenne: il est souvent juxtaposé à Atlas (le Titan tenant la terre à l’extrémité ouest de l’ancienne géographie mythique) ou représenté avec Héraklès, qui le libère finalement de ses souffrances en tuant l’aigle; Héraklès est lui-même un lointain descendant d’Io, dont la punition par Héra pour son union illicite avec Zeus est comparée par Eschyle au sort de Prométhée, Io étant éternellement tourmenté par un frelon et conduit à la folie. La notion de Prométhée comme porteur indirect du mal de la mortalité peut donner un sens aux interprétations qui identifient sa figure dans le cercle des divinités des enfers dans la combinaison de Dionysos et de la déesse de la terre Déméter, comme Eschyle fait allusion à la descente de Prométhée de Gaïa-Thémis.
Voir aussi
Héros de la culture; Feu; Dieux et Déesses; Hésiode; Filous, article de synthèse; Zeus.
Bibliographie
Brelich, Angelo. » La couronne de Prométhée. » Dans Hommages à Marie Delcourt, pp. 234-242. Bruxelles, 1970.
Burkert, Walter. Homo Necans: L’Anthropologie du Rituel et du Mythe Sacrificiels Grecs Anciens. Berkeley, 1983.
Detienne, Marcel et Jean-Pierre Vernant, dir. La Cuisine du Sacrifice chez les Grecs. Chicago, 1989. Une collection de superbes contributions, toutes dans une perspective fortement structuraliste, aux notions sacrificielles grecques à travers l’analyse des mythes et des représentations picturales, en mettant l’accent sur l’équivalence des pratiques sacrificielles et culinaires.
Duchemin, Jacqueline. Prométhée : Histoire du mythe, de ses origines orientales à ses incarnations modernes. Paris, 1974.
Dumézil, Georges. Loki. Paris, 1948. Une extension des parallèles indo-européens avec la concentration sur une divinité du panthéon germanique. Dumézil souligne l’intelligence impulsive de la figure du filou par comparaison avec Syrdon des Ossètes et donc indirectement avec Prométhée.
Henrichs, Albert. « Dromena et Legomena. » In Ansichten griechischer Rituale, édité par Fritz Graf, pp. 33-71. Stuttgart, 1998.
Kerényi, Károly. « Le Filou par rapport à la Mythologie grecque. » Dans Le Filou, de Paul Radin, avec des commentaires de Károly Kerényi et C. G. Jung, pp. 173-191. New York, 1956. Le traitement le plus incisif de Prométhée par Kerényi, soutenu par une comparaison avec les mythes tribaux d’Amérique du Nord. Il souligne les qualités de filou du médiateur et la pensée tordue des Titans.
Kerényi, Károly. Prométhée: Image archtypale de l’Existence Humaine. New York, 1963.
Köpping, Klaus-Peter. « Absurdité et Vérité Cachée: Intelligence Rusée et Images Corporelles Grotesques comme Manifestations du Filou. »Histoire des religions 24 (février 1985): 191-214. Un traitement de Prométhée d’un point de vue comparatif, mettant l’accent sur le thème du filou en tant que trompeur trompé. Prométhée est montré comme un exemple de l’ambiguïté et de l’ambivalence du médiateur en tant que héros de la culture, un thème qui continue dans la tradition littéraire européenne, comme on le voit dans la dialectique entre la sagesse et la folie du picaro, ou voyou.
Pisi, Paola. Prometeo nel culto attico. Rome, 1990.
Séchan, Louis. Le mythe de Prométhée. Paris, 1951.
Turcan, Robert. » Note sur les sarcophages au Prométhée. » Latomus 27 (1968): 630-634.
Vernant, Jean-Pierre. Mythe et société dans la Grèce antique. Highlands de l’Atlantique, New Jersey, 1980. Voir le chapitre intitulé « Le mythe de Prométhée chez Hésiode. »Une analyse exemplaire et controversée du récit d’Hésiode à travers une enquête philologique et sémantique, conduisant à une démonstration de la logique structurelle du mythe, sans aucune allusion aux qualités de filou.
Klaus-Peter KÖpping (1987 et 2005)