Postmodernisme et philosophie moderne
Le postmodernisme est en grande partie une réaction contre les hypothèses et les valeurs intellectuelles de la période moderne de l’histoire de la philosophie occidentale (à peu près, du 17ème au 19ème siècle). En effet, bon nombre des doctrines typiquement associées au postmodernisme peuvent être décrites comme le déni direct des points de vue philosophiques généraux qui étaient considérés comme acquis au cours des Lumières du XVIIIe siècle, bien qu’ils ne soient pas uniques à cette période. Les points de vue les plus importants sont les suivants.
1. Il existe une réalité naturelle objective, une réalité dont l’existence et les propriétés sont logiquement indépendantes des êtres humains — de leur esprit, de leurs sociétés, de leurs pratiques sociales ou de leurs techniques d’investigation. Les postmodernistes rejettent cette idée comme une sorte de réalisme naïf. Une telle réalité telle qu’elle existe, selon les postmodernistes, est une construction conceptuelle, un artefact de la pratique scientifique et du langage. Ce point s’applique également à l’investigation des événements passés par les historiens et à la description des institutions, structures ou pratiques sociales par les spécialistes des sciences sociales.
2. Les déclarations descriptives et explicatives des scientifiques et des historiens peuvent, en principe, être objectivement vraies ou fausses. Le déni postmoderne de ce point de vue — qui découle du rejet d’une réalité naturelle objective — s’exprime parfois en disant qu’il n’existe pas de Vérité.
3. Grâce à l’utilisation de la raison et de la logique, et avec les outils plus spécialisés fournis par la science et la technologie, les êtres humains sont susceptibles de changer eux-mêmes et leurs sociétés pour le mieux. Il est raisonnable de s’attendre à ce que les sociétés futures soient plus humaines, plus justes, plus éclairées et plus prospères qu’elles ne le sont aujourd’hui. Les postmodernistes nient cette foi des Lumières dans la science et la technologie en tant qu’instruments du progrès humain. En effet, de nombreux postmodernistes soutiennent que la poursuite erronée (ou non guidée) des connaissances scientifiques et technologiques a conduit au développement de technologies pour tuer à grande échelle pendant la Seconde Guerre mondiale. Certains vont jusqu’à dire que la science et la technologie — et même la raison et la logique — sont intrinsèquement destructrices et oppressives, car elles ont été utilisées par des personnes mauvaises, en particulier au cours du 20e siècle, pour détruire et opprimer les autres.
4. La raison et la logique sont universellement valables — c’est-à-dire que leurs lois sont les mêmes pour, ou s’appliquent également à, tout penseur et tout domaine de la connaissance. Pour les postmodernistes, la raison et la logique ne sont que des constructions conceptuelles et ne sont donc valables que dans les traditions intellectuelles établies dans lesquelles elles sont utilisées.
5. Il existe une chose telle que la nature humaine; elle consiste en des facultés, des aptitudes ou des dispositions qui sont en quelque sorte présentes chez les êtres humains à la naissance plutôt qu’apprises ou inculquées par les forces sociales. Les postmodernistes insistent sur le fait que tous, ou presque, les aspects de la psychologie humaine sont complètement déterminés socialement.
6. Le langage désigne et représente une réalité extérieure à lui-même. Selon les postmodernistes, le langage n’est pas un tel « miroir de la nature », comme le philosophe pragmatique américain Richard Rorty a caractérisé le point de vue des Lumières. Inspirés par les travaux du linguiste suisse Ferdinand de Saussure, les postmodernistes affirment que le langage est sémantiquement autonome, ou autoréférentiel: le sens d’un mot n’est pas une chose statique dans le monde ni même une idée dans l’esprit, mais plutôt une gamme de contrastes et de différences avec les significations d’autres mots. Parce que les significations sont en ce sens des fonctions d’autres significations — qui sont elles—mêmes des fonctions d’autres significations, etc. – elles ne sont jamais pleinement « présentes” au locuteur ou à l’auditeur, mais sont sans cesse « différées ». »L’auto-référence caractérise non seulement les langues naturelles, mais aussi les « discours” plus spécialisés de communautés ou de traditions particulières; ces discours sont intégrés dans les pratiques sociales et reflètent les schémas conceptuels et les valeurs morales et intellectuelles de la communauté ou de la tradition dans laquelle ils sont utilisés. La vision postmoderne du langage et du discours est due en grande partie au philosophe et théoricien littéraire français Jacques Derrida (1930-2004), à l’origine et principal praticien de la déconstruction.
7. Les êtres humains peuvent acquérir des connaissances sur la réalité naturelle, et ces connaissances peuvent être justifiées en fin de compte sur la base de preuves ou de principes qui sont ou peuvent être connus immédiatement, intuitivement ou autrement avec certitude. Les postmodernistes rejettent le fondamentalisme philosophique — la tentative, peut-être mieux illustrée par le dicton cogito du philosophe français René Descartes du 17ème siècle, ergo sum (« Je pense, donc je suis”), d’identifier un fondement de certitude sur lequel construire l’édifice de la connaissance empirique (y compris scientifique).
8. Il est possible, au moins en principe, de construire des théories générales qui expliquent de nombreux aspects du monde naturel ou social dans un domaine donné de la connaissance — par exemple, une théorie générale de l’histoire humaine, telle que le matérialisme dialectique. De plus, la recherche scientifique et historique devrait avoir pour objectif de construire de telles théories, même si elles ne sont jamais parfaitement réalisables dans la pratique. Les postmodernistes rejettent cette notion comme un rêve de pipe et même comme symptomatique d’une tendance malsaine dans les discours des Lumières à adopter des systèmes de pensée « totalisants” (comme les appelait le philosophe français Emmanuel Lévinas) ou de grands « métanarratifs” du développement biologique, historique et social humain (comme l’affirmait le philosophe français Jean-François Lyotard). Ces théories sont pernicieuses non seulement parce qu’elles sont fausses, mais parce qu’elles imposent effectivement la conformité à d’autres perspectives ou discours, les opprimant, les marginalisant ou les réduisant au silence. Derrida lui-même assimilait la tendance théorique à la totalité au totalitarisme.